lundi 26 août 2013

“Petite Poucette" : la douteuse fable de Michel Serres

Depuis un an, le petit livre de M. Serres, "Petite Poucette", fait partie des essais les plus vendus en librairie et les plus relayés dans les medias, où son auteur est très régulièrement invité. Dans cet opuscule, issu d’un discours prononcé à l’Académie française, Serres porte un regard résolument optimiste sur le monde numérique et sur les nouvelles générations qui le portent – les petit(e)s poucet(te)s du titre -, promises selon l’auteur à une libération sans précédent, cognitive et politique, grâce aux vertus d’un monde numérisé et librement connecté


Par Julien Gautier

L’éducation se résume-t-elle à donner accès à des informations ?

Sur la base de sa conception anthropologique de l’histoire humaine comme extériorisation technique, la partie centrale du livre de M. Serres est plus particulièrement consacrée à l’école, et le philosophe y développe un propos radical, dont les conclusions peuvent faire penser, paradoxalement, au projet d’Ivan Illitch d’une société « déscolarisée », utopie qui serait désormais réalisable par le truchement des nouvelles technologies : au fond, pour Serres, l’école - voire l’éducation elle-même, du moins telle qu’on l’a connue jusqu’ici - n’a enfin plus lieu d’être, et peut laisser place à une libre circulation d’informations et de compétences entre pairs. En quelques pages, le raisonnement de Serres liquide un à un les éléments constitutifs de l’enseignement : nul besoin désormais d’école, ni de maîtres, ni même d’acte de transmission, puisque tout le savoir est aujourd’hui immédiatement disponible, extériorisé dans des bases de données numériques et accessible en permanence par le réseau. Ainsi, M. Serres écrit p. 21 : « Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c’est fait. (…) D’une certaine manière, il est toujours et partout déjà transmis. » A la limite, il n’est même plus besoin de l’apprendre, de l’intérioriser pour le connaître, puisqu’il suffit d’en disposer virtuellement, de pouvoir s’y connecter quand on en a besoin ; et la tête, qui a ainsi moins que jamais besoin d’être « pleine » n’a même plus besoin d’être « bien faite », dans la mesure où, selon Serres, les principales facultés de l’esprit (mémoire, imagination et même raison) peuvent être désormais entièrement déléguées aux machines externes qui les assurent de manière toujours plus efficace. Que peut-il bien rester dans cette tête ainsi vidée non seulement de son contenu mais aussi de ses facultés ? L’essentiel, selon Serres : « l’intelligence inventive » ou « l’intuition novatrice et vivace », concepts qui restent cependant bien flous dans le livre, car le philosophe ne prend pas la peine au passage de les définir ni même de les illustrer… En tout cas, l’extériorisation objectivée des connaissances et des opérations cognitives étant considérée comme complète et achevée, la tâche éducative n’a plus ni objets (la « fin de l’ère du savoir », des disciplines organisées en « sectes » et du livre étant annoncée), ni sujets (les enfants devant être désormais « présumés compétents »), ni agents (les « porte-voix » qu’étaient les maîtres jusqu’alors n’ayant plus rien à dire ni personne pour les écouter : « fin de l’ère des experts »), et les dispositifs institutionnels de la transmission de la mémoire sociale (les « cavernes » prisons que furent les écoles et les universités) n’ont plus qu’à disparaître, enfin. 

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