jeudi 8 janvier 2009

Apprendre, inévitablement


Par Jean-Pierre Lepri

« Ce que l’on a appris, nous est souvent venu comme par hasard.
Et ce que l’on a voulu consciemment apprendre
n’a que peu de rapport avec un programme d’enseignement [1] »


Lorsque les instructeurs bienveillants demandent à l’enfant Ernesto – enfant « difficile » qui ne veut pas aller à l’école – comment il saura alors lire, écrire et compter, Ernesto répond : i-né-vi-ta-ble-ment[2]
Apprendre c’est, à chaque instant, devant une situation inédite – et chaque seconde est bien unique –, avec la mémoire de son expérience antérieure, s’ajuster au mieux à cet instant, pour sa survie d’abord, pour son plaisir/confort ensuite. J’apprends donc à chaque seconde – tout comme je respire – ce qui est nécessaire à ma survie dans cette situation précise : parler la langue de ceux qui m’entourent, compter, lire ou écrire[3], saluer et utiliser les codes corporels, vestimentaires, kinesthésiques et autres, connaître d’autres régions du monde et d’autres temps…
Et pour cela, je n’ai nul besoin d’explications[4]. Il me faut surtout la nécessité et le besoin intimes de tel savoir, savoir-faire ou savoir-être… et non ce savoir, ce savoir faire ou ce savoir-être (en lui-même).
De là, l’inanité et la vanité de toute instruction ou éducation qui méconnaît le besoin personnel, intime, présent et actuel, de l’apprenant. De là aussi, le succès relatif des « pédagogies » qui cherchent à prendre en compte – partiellement au moins – ce besoin.
Il n’y a donc rien à enseigner. Au mieux peut-on ‘accompagner’ dans ses apprentissages celui/celle qui apprend – et non qui « veut » apprendre, ce n’est pas une question de volonté, ou, encore moins, qui « doit » apprendre, ce n’est pas davantage une question d’impératif.
Puisqu’apprendre est naturel – comme respirer ou digérer le sont –, le meilleur accompagnement de celui qui apprend est un accompagnement ‘naturel’ – et non une méthode ou une pédagogie naturelle.
Freinet y a insisté, s’inspirant précisément beaucoup de l’observation de la nature. Assez étrangement et paradoxalement, Fukuoka[5] également, pour l’agriculture – laquelle, même « bio » est de plus en plus éloignée de la nature.
Apprendre naturellement, c’est apprendre comme nous le faisons à chaque instant. Aider à apprendre naturellement, c’est aider naturellement (comme le ferait la nature) à apprendre.
Aider à apprendre naturellement
c’est aider naturellement à apprendre.

Lettre de l’EA janvier 2009

[1] Ivan Illich, « Une Société sans école », in Œuvres complètes. Volume 1, Fayard, p. 224.
« Apprendre, est-ce emmagasiner des croyances et des expériences nées et réalisées au-dehors de nous ? […] Tandis que lorsque nous apprenons à être uni à notre expérience, nous nous percevons non plus tel que nous croyons être, tel que nous souhaiterions être, mais tel que nous sommes réellement. Dès lors nous pouvons décider de notre vie : rester ce que nous sommes ou en changer ». Daniel-Philippe de Sudres, La Neuroconnectique, éd L’Originel, p. 139.
[2] Ah ! Ernesto, 1971, puis Pluie d’été, 1990, récits de Marguerite Duras : Ernesto, enfant d’une famille d’émigrés italiens, découvre L’Ecclésiaste sans jamais avoir appris à lire, et accède à la connaissance. Rapidement, il n’ira plus à l’école « parce qu’à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas ». Film de Marguerite Duras Les Enfants, 1984. Straub et Huillet ont réalisé un film de 7 min, En Rachachant, adapté de Ah ! Ernesto.
[3] Cf. notre « Méthodes de lecture : la où le b.a=ba blesse ». Résumé (3 p.) sur http://www.meirieu.com/FORUM/lepribaba.pdf
[4] Cf. notamment Joseph Jacotot, présenté par Jacques Rancière, in Le Maître Ignorant, 10/18, réédition 2008. Extraits en « Connexion », ci-dessous.
[5] Masanobu Fukuoka, agriculteur japonais, 1914-2008, auteur notamment de La Révolution d’un seul brin de paille, L’Agriculture naturelle et La Voie du retour à la nature. Son site : http://fukuokafarmingol.info/index.html