lundi 14 février 2011

L'étoile du petit Valentin


Dans une carrière professionnelle, il y a des années qui sortent du lot. L’année où le petit Valentin fit son entrée à l’école maternelle dans ma classe fut une de celles-là.
Valentin avait perdu sa mère à l’âge de deux ans, il venait d’en avoir trois. Son père lui parlait de sa maman comme une étoile dans le ciel. Je sus tout de suite que ma tâche allait être de ramener cette étoile dans le cœur de l’enfant afin de combler le vide sidéral qui l’en séparait. Je le sentais intuitivement, mais je ne savais pas du tout comment cela s’accomplirait.
Petit garçon bien dans sa peau, bien éduqué, très sensible mais fragile, portant sa douleur à fleur de peau, il semblait en quête d’un mystère permanent. C’est en l’observant et en l’écoutant que j’ai saisi la profondeur qui l’habitait.
Petit dialogue surpris sur un tapis de jeu : Valentin se rapproche de sa petite copine Alice qu’il adore :
          - Est-ce que tu es ma maman ?
          - Non !
          Il la regarde plus intensément et penche sa tête vers elle.
          - Qui tu es ?
          …absence de réponse.
          Au bout d’un petit moment, il reprend :
          - Et moi, qui je suis ? (Qui je suis pour toi, si tu n’es pas ma mère ?)
Dans un milieu où les enfants -en première année de maternelle- passent leur temps à réclamer leur mère, où les CD de berceuses chantées par de jeunes femmes peuvent rappeler de douloureux souvenirs, où « l’heure des mamans » est accueillie avec des cris de joie, j’ai dû prendre mille précautions pour que la plaie ne se ré- ouvre pas sans arrêt. Je sentais le trouble prêt à se réveiller et c’est ce qui m’a guidée dans l’accompagnement.
Comme chaque année, j’ai pratiqué avec les enfants des temps de silence, mais cette fois, en insistant sur le fait que dans le cœur vivent ceux que l’on aime et, pour consoler les pleurnichards, nous avons appris à sentir sa maman dans son coeur même quand on ne la voit pas !
Valentin y a été bien sûr tout de suite très sensible : « J’adore faire le silence ! », et quand on oubliait de le faire, c’est lui qui le réclamait.
 - Moi, j’ai senti ma chatte qui s’appelle Chatoune.
- Moi, j’ai senti mon petit lapin car il saigne à la patte !
- J’ai senti ma maman qui est à la maison.
- J’ai senti Quentin (mon petit frère).
- Moi, j’ai senti mon petit frère Diégo.
- Moi, j’ai senti ma grande sœur.
- J’ai senti mon petit frère qui est dans le ventre de Maman !
- Dans mon cœur, j’ai senti mon papa, ma maman, ma Léa, mon papi et ma mamie.
Et puis un jour, le miracle s’est produit. C’était au mois de décembre, Valentin lève le doigt dès le début du temps de silence. Je le freine :
- Non, attends, sens bien !
Il attend mais n’oublie pas ce qu’il a à dire :
          - Même si notre maman est très très loin, on peut la sentir dans son cœur !
Il est triomphant. La jonction est faite. Dans les jours qui ont suivi, spontanément, il dira plusieurs fois : « Je suis bien » et plus tard : « moi, dans mon cœur je n’ai que ma maman ! ». Autre façon de dire : « moi, ma maman, elle n’est que dans mon cœur. ».
Il assume la perte extérieure de mieux en mieux. Son père me rapporte l’anecdote suivante : dans un commerce du village, la vendeuse sans connaître la situation fait allusion à sa mère. Valentin lui répond aussitôt : « moi, j’ai perdu ma maman ». Il va plus loin encore puisqu’en sortant et en serrant bien fort la main de son papa, il lui demande : « Et toi ? Je vais te perdre aussi ? »
Un peu plus tard dans l'année, complètement illuminé -il y avait des rayons de lumière dans ses yeux- Valentin affirma en faisant un grand geste avec ses mains :
 - Dans mon petit cœur, j’ai senti une immense étoile, comme ça !
Et une autre fois encore :
- Dans mon cœur, il y a deux : une étoile et un soleil. L’étoile, c’est ma maman, le soleil, c’est mon papa.
Par ailleurs, j’ai eu droit à des questions purement métaphysiques au hasard de nos promenades dans la cour, main dans la main :
              - Maîtresse, qu’est-ce que le diable ?
   Jamais nous n’en avions parlé, il ne semble pas plus chez lui.
              - On dit qu’un enfant est diable quand il n’écoute pas son soleil intérieur.
              - Qu’est-ce que c’est le malheur ?
              - Le malheur arrive quand on n’écoute pas son cœur.
Un jour, je le vois complètement absorbé dans la contemplation d’un poster de la classe représentant un magnifique dragon chinois crachant le feu.
Il est préoccupé : « Pourquoi le dragon, il a une tête comme ça ? Est-ce que le feu, ça lui fait mal ? » Il est extrêmement rare de se préoccuper de la souffrance de ceux qui représentent ou font le mal…
 A un autre moment, son cœur se peuplant de plus en plus, il dira : « dans mon cœur, il y a    une étoile, une lune, un soleil et un dragon ! »
Il y a eu un autre évènement particulier, symbolique et révélateur d’une sublimation de l’adversité. Dans les périodes où il était travaillé et tourmenté, il pouvait frapper ses camarades. Une fois, alors qu’il s’était acharné toute la journée sur Tom sans raison apparente, je suis entrée dans une grande colère contre lui, puis avec l’ensemble de la classe nous nous sommes tous calmés en faisant le silence. Je lui ai demandé si cela allait mieux. Ce n’était pas encore ça : « Mon soleil n’est pas loin, mais il n’est pas encore revenu ! » Et un petit moment après : « Ça y est, il est revenu ! » Il disait vrai, il avait changé d’état. Le lendemain il donna à Tom, une plume trouvée dans la cour en lui déclarant : « Tiens, c’est pour ta maman ! »
En réalité, Valentin est jaloux de la maman de Tom ou plutôt de la relation que celui-ci entretient avec elle. Parce qu’il savait que je saurais reconnaître dans son acte, la sublimation de sa douleur, il a ressenti le besoin de me rapporter la scène que j’avais seulement entendu de loin sans en être directement témoin.
Le surlendemain, nouvelle aventure : Tom -qui sait rendre la politesse- lui apporte un petit caillou en lui précisant que c’est pour sa maman. Moment de panique… Valentin court vers moi et me pose le problème. Je lui demande : « Alors, qu’est-ce que tu vas faire ?
- ben, je vais le donner à mon papa ! »
Suite à cet épisode, il passe un cap, une longue période sans frapper en étant adorable avec tout le monde. Quand il voit un autre se disputer, il énonce : « Il ne doit pas se sentir bien dans son petit cœur ! »
L’année suivante, en moyenne section, tout semble réglé : « Même si je ne la sens pas, mon étoile est toujours là ! » Ou encore : « Je fais le silence le soir dans mon lit, dans mon cœur, il y a plein d’étoiles… »
Diane